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La CCJA retient à juste titre une approche extensive de l’arbitrabilité

Afrique - Ohada
13/07/2020
La CCJA vient de rendre un arrêt important en faveur de l’arbitrage. En jeu, la question de savoir si le seul fait que la nature du litige amène l’arbitre à appliquer certaines règles d’ordre public est ou non une cause d’inarbitrabilité du litige. Le point avec Jacques Mestre.
Pour s’en tenir à l’essentiel des faits, on indiquera que le 9 avril 2013, M. M.B. et G., respectivement gérant de la SARL Excellence Consulting Group et directeur général de la société anonyme Grant Thornton, avaient signé, pour le compte de leurs deux entités, un protocole d’accord dont l’objet était la mise en commun des moyens humains, logistiques et financiers des deux structures pour développer leurs activités. Sur la base de ce protocole, M. B. était devenu administrateur et président du conseil d’administration de la SA tandis que M.G. accédait pour sa part aux fonctions de directeur général. Mais cinq ans plus tard, le conseil d’administration de cette société nommait un nouveau président, M.N., qui, dans la foulée, convoquait une réunion de l’assemblée générale des actionnaires et une autre réunion du conseil.
 
Or ce sont ces convocations ainsi que le procès-verbal du conseil ayant nommé M.N. dont M. B. sollicita ensuite l’annulation devant le tribunal de commerce hors classe de Dakar. MM.N. et G. et la société Grant Thornton soulevèrent alors une exception d’incompétence en observant que le protocole d’accord de 2013 renfermait une clause compromissoire donnant compétence dans un premier temps à GTI et ensuite, en cas de nécessité, à la CCJA, et le juge de la mise en état accueillit cette exception. Sur appel, la cour de Dakar rendait alors un arrêt infirmatif, en écartant la clause compromissoire, au motif que le caractère d’ordre public des dispositions de l’Acte uniforme relatif au droit des sociétés commerciales et du GIE, décliné dans les articles 2 et 2-1, et l’interdiction de recourir à l’arbitrage sur des droits dont on n’a pas la libre disposition contenue dans l’article 2 de l’Acte uniforme relatif au droit de l’arbitrage, rendaient le litige inarbitrable.
 
D’où un pourvoi formé devant la CCJA par MM.G. et N. et la société Grant Thornton, faisant valoir que la clause du protocole s’était limitée à rappeler le droit applicable et à attribuer compétence à la CCJA et ne violait donc en rien les règles d’ordre public de l’Acte uniforme relatif au droit des sociétés commerciales et du GIE régissant les conditions de régularité d’une assemblée générale et d’un conseil d’administration et la sanction de la violation de ces conditions.
 
Or la CCJA a accueilli ce pourvoi dans les termes suivants :
« attendu que l’interdiction faite à une personne physique ou morale de compromettre sur les droits dont elle n’a pas la libre disposition et qui intéressent naturellement l’ordre public ne signifie pas que tout litige relatif à une opération soumise à une règlementation présentant un caractère d’ordre public se trouverait de ce fait soustraite à tout arbitrage ; que le seul fait que la nature du litige puisse amener l’arbitre à appliquer certaines règles juridiques d’ordre public n’est donc pas une cause d’inarbitrabilité du litige ; qu’en jugeant que le litige opposant les parties, parce qu’il est justifiable des règles d’ordre public de convocation et de tenue de l’assemblée générale et de conseil d’administration de SA contenues dans l’Acte uniforme relatif au droit des sociétés commerciales et du GIE, est inarbitrable, et donc hors de portée d’une convention d’arbitrage, la cour d’appel de Dakar, qui a confondu entre l’application par l’arbitre de disposition d’ordre public, ce qui ressort de sa compétence, et l’inarbitrabilité du litige, a violé, par fausse application, les articles 2 de l’Acte uniforme relatif au droit des sociétés commerciales et du GIE et 2 de l’Acte uniforme relatif au droit fde l’Arbitrage ; qu’il échet dès lors, sans avoir besoin d’examiner les autres branches et les autres moyens du pourvoi, de casser l’arrêt attaqué et d’évoquer ».
 
Une évocation qui conduit la CCJA à confirmer l’ordonnance rendue par le juge de la mise en état du tribunal de commerce de Dakar, c’est-à-dire à l’approuver d’avoir opté pour l’incompétence des juridictions étatiques en raison de l’arbitrabilité effective du litige.
 
Voilà donc un nouvel arrêt important de la Cour commune de justice et d’arbitrage qui, une fois encore, promeut la voie arbitrale et le fait, cette fois-ci, en cantonnant de manière explicite le domaine de l’inarbitrabilité. C’est dire qu’était placé au cœur de cette décision l’article 2 de l’Acte uniforme du 23 novembre 2017 relatif au droit de l’Arbitrage qui, comme son prédécesseur de l’Acte du 11 mars 1999, précise que « toute personne physique ou morale peut recourir à l’arbitrage sur des droits dont elle a la libre disposition ». Comment comprendre, en effet, cette référence à la libre disposition des droits qui constitue ainsi, pour le droit de l’OHADA, le critère de l’arbitrabilité ?
 
Évidemment, on pressent que face à la libre disposition des droits se dresse en contrepoint l’ordre public mais est-ce à dire que toute disposition d’ordre public chasse nécessairement l’arbitrabilité ? À l’évidence, la CCJA s’est refusée à entrer dans ce dilemme inévitablement réducteur et a donc choisi d’affirmer que « l’interdiction faite à une personne physique ou morale de compromettre sur les droits dont elle n’a pas la libre disposition et qui intéressent naturellement l’ordre public ne signifie pas que tout litige relatif à une opération soumise à une règlementation présentant un caractère d’ordre public se trouverait de ce fait soustraite à tout arbitrage ». Plus précisément encore, et toujours selon sa propre expression, « le seul fait que la nature du litige puisse amener l’arbitre à appliquer certaines règles juridiques d’ordre public n’est donc pas une cause d’inarbitrabilité du litige.
 
La CCJA nous paraît ainsi suggérer, de manière fort opportune, un raisonnement en termes de matière et non pas simplement de dispositions. Il est des matières d’ordre public, telles le droit de la famille ou encore la matière pénale, où les personnes n’ont effectivement pas, de façon générale, la libre disponibilité de leurs droits et où la voie de l’arbitrage est donc logiquement fermée. Et puis il est des matières où la liberté compose avec l’ordre public et réciproquement, et où la voie arbitrale n’a plus lieu d’être, alors, par principe prohibée, et ce quand bien même, au cas d’espèce, le jeu de la clause compromissoire pourrait conduire les arbitres à devoir appliquer une disposition impérative. Or tel est manifestement le cas du droit des sociétés, tout particulièrement depuis que l’Acte uniforme du 30 janvier 2014 a introduit, à travers ses articles 2 et 2-1, de forts éléments de liberté, statutaire et extra-statutaire. Certes, nombre de ses dispositions continuent à revêtir un caractère d’ordre public, et c’est ainsi par exemple le cas de celles gouvernant la tenue des conseils d’administration ou des assemblées générales de sociétés anonymes, mais ce simple constat ne doit pas pour autant entraîner une inarbitrabilité de principe des litiges pouvant en emporter l’application.
 
Ainsi la CCJA se retrouve-t-elle sur la même longueur d’ondes que la Cour de cassation française, laquelle, après avoir initialement soustrait le droit des sociétés à l’arbitrage (Cass. com., 17 juill. 1951, JCP G 1952, II, n° 7150, note D.B. ; Cass. com., 19 mai 1969, D. 1969, p. 711), admet elle-même aujourd’hui que les statuts d’une société commerciale puissent valablement soumettre à l’arbitrage tous les litiges qui naîtraient entre associés, que ces litiges portent sur la constitution de la société, son fonctionnement ou encore sa dissolution (Cass. com., 30 janv. 1967, n° 64-13.692, JCP G 1967, II, n° 15215 ; Cass. com., 9 avr.2002, n° 98-829, RTD com. 2003, p. 62, obs. Loquin E. ; v. aussi CA Paris, 24 nov. 1981, Rev. arb. 1982, p. 224, note Fouchard P., à propos de la révocation d’un dirigeant ; CA Paris, 6 janv.1984, Rev. arb. 1985, p. 279, pour l’exclusion d’un associé ; CA Paris, 7 oct. 2014, Dr. sociétés 2014, n° 187, obs. Roussille M., pour l’action en responsabilité exercée ut singuli contre un dirigeant).
 
Et cette harmonie entre Hautes juridictions se prolonge sur le terrain même de la motivation puisque, comme la Cour commune de justice et d’arbitrage, la Cour de cassation prend soin de préciser que le caractère d’ordre public d’une disposition (ici, de l’article L. 442-6 du Code de commerce sur la rupture de relations commerciales, là de l’article 1843-4 du Code civil sur l’évaluation des droits sociaux) ne constitue aucunement un obstacle à l’arbitrabilité du litige (v. Cass. 1re civ., 8 juill. 2010, n° 09-67.013 ; Cass. com., 10 oct. 2018, n° 16-22.215, Bull. Joly Sociétés 2019, p. 7, note Cohen D., D. 2019, p.235, note Moury J.).
 
Cela étant, on ajoutera que l’existence de dispositions d’ordre public, si elle ne doit pas rendre le litige inarbitrable, est cependant de nature à limiter le pouvoir des arbitres dans l’élaboration des solutions qu’ils apporteront au litige qui leur est soumis. Car il est permis de penser que la violation d’une telle disposition, fût-elle simplement d’ordre public interne, serait de nature à fonder un recours en annulation de la sentence ou encore, plus simplement, à faire échec à sa reconnaissance et à son exécution, et ce quand bien même les arbitres se seraient vus reconnaître par la clause compromissoire le statut d’amiables compositeurs, inaptes au nom de l’équité à s’évader de l’impératif. Reste néanmoins à savoir si toute disposition interne d’ordre public sociétaire s’incorpore automatiquement au bloc d’ordre public qu’il incombe à toute sentence arbitrale de respecter, ce qui n’est peut-être pas aussi évident que l’identité des termes pourrait de prime abord le laisser penser…
 
Prenons un exemple concret pour nous en convaincre : voilà une clause compromissoire qui, dans le cadre d’une filiale commune, permet expressément aux arbitres, en cas de conflit persistant entre les sociétés mères associées et mettant en péril la vie de cette filiale, de prendre une décision de nomination d’un administrateur provisoire, voire de dissolution de la structure en partageant actif et passif. À l’évidence, une telle clause empiète sur des dispositions d’ordre public organisant les pouvoirs de la gouvernance sociétaire, mais les arbitres qui en feraient usage voueraient-ils pour autant leur sentence à la nullité ? Il y a plus de soixante ans, un tribunal de commerce français (T. comm. Paris, 1er août 1974, Rev. sociétés 1974, p. 685, note Oppetit B.) l’avait pensé, dans une célèbre affaire Marine-Firminy, mais depuis lors, beaucoup de liberté a coulé sous les ponts sociétaires, tant d’ailleurs en France que dans l’espace OHADA, et il serait donc intéressant de savoir ce que nos Hautes juridictions décideraient aujourd’hui dans une telle hypothèse ! Affaire donc à suivre… 
Source : Actualités du droit